17.

Changeant de monture à tour de rôle quand l’une fatiguait, Olivier Hauteville, Nicolas Poulain et Lorenzino Venetianelli arrivèrent à la nuit tombante à Esves, à quatre lieues de Loches, où Nicolas savait que le prieuré du bourg fortifié accueillait les voyageurs de passage. Ils n’avaient pas pris le chemin du Grand-Pressigny, trop fréquenté.

Après leur départ, Flavio, Francesco Andreini, et deux autres Gelosi armés de dagues et d’épées avaient emprunté des chevaux à une écurie pour s’élancer sur les traces de Ludovic. Isabella était restée seule, rongée de jalousie et de haine. Son désir était si violent, et si incompréhensible, qu’il submergeait entièrement son esprit. Elle aimait Olivier comme elle n’avait jamais aimé, et en même temps elle le maudissait depuis qu’il lui avait annoncé qu’il partait pour une autre.

Elle refusa de dîner et resta longtemps prostrée avant de se décider à monter au château. Le temps fraîchissait et il y avait peu de monde dans les rues. Quelques Gelosi erraient dans les jardins, inquiets et ne sachant que faire puisque Flavio n’était pas là. De surcroît, Ludovic avait disparu et personne ne savait où se trouvait Il Magnifichino. Isabella entra dans la grande salle du vieux logis, emplie de courtisans. Un feu crépitait dans la cheminée. Ignorant les nombreux hommages qu’elle entendait, elle traversa la pièce et passa dans l’antichambre. Là, elle aperçut enfin une dame d’honneur qu’elle aborda, lui demandant de dire à la reine qu’elle souhaitait lui parler. La jeune femme la considéra dans un mélange de dédain et de curiosité avant de lui assurer qu’elle le ferait dès son retour dans la chambre royale.

Isabella revint auprès du feu, éprouvant envers elle un insupportable sentiment de mépris. Elle resta là près d’une heure, harcelée par des désirs contradictoires, tentée de s’enfuir mais incapable de maîtriser sa violente passion. Elle était pourtant sur le point de se dominer et de retourner à l’hostellerie quand un gentilhomme vint la chercher. Comme si une autre commandait à son corps, elle le suivit. Ils entrèrent dans la chambre d’apparat. Il y avait foule autour de Catherine de Médicis. Isabella reconnut Mme de Sauves entourée de gentilshommes et Christine de Lorraine en compagnie du duc de Nevers et de Mme de Retz. La reine la vit et lui fit signe d’approcher.

— Que voulez-vous, Isabella ? demanda Catherine de Médicis tandis que la comédienne tombait à genoux devant elle, pétrifiée de honte.

Elle resta ainsi, ne parvenant pas à prononcer un mot. La reine l’observa avec insistance avant de dire à une de ses suivantes :

— Hélène, conduisez Mme Andreini dans mon cabinet et restez avec elle.

Dominant les larmes qui montaient, Isabella se releva et obéit.

Le temps s’écoula. Plus il passait, plus elle prenait conscience de l’égarement de son esprit. Elle souhaitait s’en aller mais la dame d’honneur la surveillait. D’ailleurs, pour sortir, elle aurait dû passer dans la chambre d’apparat. Finalement, la porte s’ouvrit et Catherine de Médicis entra en boitillant, appuyée sur une canne. M. de Bezon trottinait sur ses talons.

— Je vais recevoir M. de Montaigne, lui dit-elle. Vous me faites perdre mon temps, madame Andreini… et vous perdez le vôtre… Vous devriez répéter votre spectacle au lieu de venir ici ! Que voulez-vous ?

Isabella déglutit. Elle était prise au piège.

— M. Hauteville et le prévôt ont quitté la cour, Majesté, balbutia-t-elle.

La reine resta interdite, ne comprenant pas.

— Che ?

Isabella resta muette. Ce supplice était pire que celui qu’elle avait subi à Mantoue.

— Perche ? Expliquez-vous, ma fille, ou je vous fais donner les étrivières ! gronda la reine.

— Ils sont partis pour Montauban, Majesté. M. Poulain accompagne M. Hauteville qui rejoint la fille de M. de Mornay.

— Tradimento ! Racontez-moi tout !

Isabella bredouilla quelques mots incompréhensibles qui lui permirent de retrouver un peu de son sang-froid. Prenant enfin pleinement conscience de la folie qui l’avait guidée, elle essaya de rattraper sa forfaiture. Elle inventa, dit avoir surpris quelques mots à l’hostellerie, ne parla pas de la duchesse de Montpensier et conclut en assurant ne pas en savoir plus.

Depuis des années, elle improvisait de la commedia dell’arte et Catherine de Médicis était trop surprise pour mettre en doute ses explications. Elle interpréta le trouble d’Isabella comme une marque de fidélité envers elle.

— Hélène, portez-moi ma cassette !

La fille d’honneur obéit, se rendant dans le petit cabinet et rapportant le coffret. Catherine l’ouvrit et sortit une poignée d’écus qu’elle donna à la comédienne.

— Je compte sur vous demain pour le spectacle, fit-elle, aigrement.

Isabella s’enfuit. Traversant les jardins du château, elle jeta les pièces d’or dans un fourré en sanglotant. Rentrée à l’hôtellerie, elle s’enferma dans sa chambre, morte de honte. Qu’avait-elle fait ?

Pendant ce temps, la reine avait appelé son capitaine des gardes, fait fermer les portes de la ville et donné ordre qu’on arrête Nicolas Poulain pour félonie. Peu de temps après, des détachements partaient sur les routes à sa recherche tandis que des messagers prévenaient les prévôts de La Haye et de Châtellerault.

M. de Bezon était resté silencieux.

Le lendemain, la neige commença à tomber alors qu’ils avaient repris le chemin du Grand-Pressigny. En passant à Betz, ils achetèrent du pain à la ferme du château. Comme ils repartaient, un gamin d’une effrayante maigreur, pieds nus dans ses sabots, s’approcha d’Olivier.

— Monsieur, des gens vous cherchent ! Pour un sol, je vous dirai qui…

Nicolas s’approcha de lui, la main sur son épée.

— Qui ?

— Des soldats, monsieur, bredouilla l’enfant brusquement apeuré par ce gentilhomme intimidant. Ils sont arrivés hier soir et ont dormi au château. Ils partaient pour Le Grand-Pressigny.

Olivier lui donna le sol demandé.

— Combien étaient-ils ?

— Six, monsieur, ils venaient de Loches.

Comment la reine avait-elle pu savoir si vite ? se demanda Nicolas. M. de Montpensier l’aurait-il trahi ?

Bien sûr, Nicolas Poulain ne pouvait imaginer la dénonciation d’Isabella. Quant à M. de Montpensier, s’il ne l’avait pas trahi comme il le craignait, le duc était pourtant resté silencieux quand la reine avait annoncé au conseil qu’elle ferait pendre ce prévôt félon qui avait rejoint les protestants.

Ils avaient envisagé de traverser la Creuse au pont de La Haye, mais avec les cavaliers qui les cherchaient, c’était impossible.

— Petit, où y a-t-il un pont sur la Creuse ? demanda-t-il au gamin.

— À La Haye, monsieur, je l’ai jamais vu, mais mon grand-père l’a traversé.

— À part La Haye ?

— À La Guerche, je crois qu’il y a un pont devant le château.

La Guerche appartenait à Claude de Villequier, le frère aîné de René – le gros Villequier –, le beau-père du marquis d’O. C’était assez loin de La Haye, on ne les chercherait pas si bas, se dit Poulain.

Ils choisirent de passer par là et repartirent, s’égarant parfois dans de petits chemins enneigés.

La nuit, ils dormirent dans la grange d’un prieuré et furent à La Guerche le lendemain matin. Les tours circulaires du château et la tour carrée de l’entrée dominaient les eaux de la rivière. Ils durent acquitter un péage pour franchir le vieux pont en dos d’âne, mais personne ne les interrogea.

Passé la Creuse, la campagne changea. Les trois hommes découvrirent de plus en plus de champs en friche, de châteaux et de maisons en ruine ou brûlés. Les fermes étaient fortifiées, les fermiers refusaient de leur vendre du ravitaillement ou de les héberger. Ils ne trouvèrent asile que dans des monastères.

Ils aperçurent plusieurs fois des troupes de picoreurs qui sillonnaient les chemins. Étaient-ce des protestants ou des bandes indisciplinées de l’armée catholique qui battaient la campagne ? Ils ne cherchaient pas à le savoir et fuyaient au galop ou se cachaient dès qu’ils les repéraient. Six jours après leur départ de Loches, épuisés, transis et affamés, ils arrivèrent à proximité d’un village en espérant pouvoir passer la nuit dans une auberge tant ils avaient besoin de se sécher et de se restaurer. Mais était-ce un village catholique ou protestant ?

Les trois amis avaient cousu leur passeport dans leur pourpoint. Olivier avait ainsi caché la lettre de Montaigne et Venetianelli gardait celle du duc de Montpensier.

Le pont-levis était baissé et des arquebusiers en morion en gardaient l’entrée. Plusieurs d’entre eux portaient la croix de Lorraine sur leur manteau. Poulain montra donc à l’officier un laissez-passer signé du duc de Guise que lui avait remis M. de Mayneville à Paris. Le soldat les laissa entrer sans barguigner.

Ils comprirent immédiatement qu’il s’agissait d’un village protestant, ou d’un village où protestants et catholiques vivaient jusque-là ensemble, qui venait d’être pris par la compagnie d’arquebusiers. Bien que l’attaque ait eu lieu au lever du jour, il y avait encore beaucoup de morts étendus par les rues. Ils demandèrent où se trouvait le cabaret ou l’auberge. C’était sur la place, devant l’église.

L’endroit était plein de monde comme vautours à la curée. Un bûcher avait été préparé et une dizaine d’hommes garrottés chantaient des psaumes devant une potence dressée. Des colliers d’oreilles couvertes de sang séché étaient cloués sur la porte de l’église.

Poulain se renseigna auprès d’un laboureur au visage tanné et buriné. Celui-ci lui expliqua que les protestants étaient de plus en plus nombreux, et de plus en plus intolérants dans le village. Eux, les catholiques, souffraient de leurs prêches qui auraient fini par les damner. Que leur curé lui-même s’était converti, et que les vrais chrétiens comme lui en avaient eu assez. Il y avait eu dispute. Le tisserand, chez qui se tenaient les assemblées de prières, avait été tué par ses voisins qui lui avaient empli la bouche avec les pages d’un Nouveau Testament trouvé chez lui. Craignant une vengeance, les bons catholiques avaient appelé à leur aide une compagnie d’arquebusiers du duc de Guise cantonnée à Poitiers.

Les quatre-vingts arquebusiers étaient entrés dans le village le matin, les portes ayant été ouvertes par les catholiques. Ceux-ci avaient aussitôt saisi les hérétiques. Les plus chanceux avaient été rapidement tués et leur tête tranchée avait servi aux soldats pour jouer à la pelote. Les femmes et les filles avaient été forcées. Les autres avaient été battus, torturés, et maintenant ils étaient rassemblés là, sanguinolents, attendant d’être pendus, pour la plupart sans leurs oreilles.

Poulain, Olivier et Lorenzino assistèrent au supplice des protestants qui chantèrent des psaumes jusqu’à leur mort. Ensuite, le curé fut brûlé vif sous les cris de joie des spectateurs.

Ils se retirèrent dans l’auberge, mangeant dans la chambre, leurs armes près d’eux. Dans la nuit, ils entendirent un des officiers de la compagnie d’arquebusiers proposer à ses compagnons une fricassée d’oreilles.

Ils repartirent aux aurores. Sans échanger une parole.

En quelques mois, la situation militaire avait bien changé pour le roi de Navarre. Non que son armée soit devenue plus forte, puisqu’il n’en avait plus, mais il avait su adroitement utiliser les faiblesses et la discorde de ses adversaires. Pendant que Mayenne était immobilisé en Gascogne par Turenne, par la peste et par le manque de ravitaillement, il s’était solidement installé en Saintonge, terre réformée, avec La Rochelle comme imprenable place forte. De là, avec des compagnies franches de gentilshommes protestants, il conduisait une guerre de coups de main, de prises de châteaux, d’abbayes et de petits bourgs.

La seule armée qui aurait pu contrarier ses desseins était celle du maréchal de Biron, mais Henri de Bourbon était parvenu à conclure avec lui une trêve à son avantage. Biron, comme Matignon, était désormais légitimiste et savait qu’il n’avait aucun intérêt à affaiblir celui qui deviendrait, sans doute, son roi.

À la fin de l’été, Henri de Navarre possédait de nombreuses villes et châteaux dans un large demi-cercle autour de La Rochelle, ce qui lui permettait de pousser des incursions plus lointaines en Poitou, et même d’assurer le ravitaillement de Saint-Jean-d’Angély qui appartenait au prince de Condé.

Son fidèle Ségur avait enfin obtenu une armée de Suisses et de lansquenets. Il restait encore à les rassembler et surtout à les faire entrer en France sans que le duc de Guise ne les arrête. Quelques capitaines protestants voulaient qu’on les fît passer par la Lorraine afin qu’ils écrasent les forces guisardes. Les autres, plus prudents, car ils ne sous-estimaient ni la force ni l’habileté du duc de Guise, soutenaient qu’il fallait qu’ils viennent par le Bourbonnais et le Poitou en côtoyant la Loire. Montmorency et Châtillon – le fils de l’amiral de Coligny – opinaient, eux, pour les engager en Languedoc et le long du Rhône.

Finalement, le choix fut pris de les faire entrer dans la Beauce d’où ils rejoindraient l’armée protestante sur la Loire.

Le roi de Navarre, se voyant délivré de la crainte de renforts du duc de Guise à son frère Mayenne, mena ses troupes attaquer Chizay, puis Sanzay. Renforcé de deux cents chevaux et de quinze cents hommes que lui amena le comte François de La Rochefoucauld, colonel général de son infanterie, il prit Fontenay, seconde place du Poitou, puis Mauléon. Tenant ainsi presque toute la province, il descendit vers Poitiers à la tête d’une petite compagnie de deux cents valeureux gentilshommes pour un coup de main d’une rare audace.

Les trois hommes chevauchaient depuis cinq heures. Le temps était si couvert qu’on avait l’impression que la nuit allait tomber, alors que midi était à peine passé. Dans la ferme où on les avait accueillis pour la nuit, et qu’ils avaient quittée à l’aube, on leur avait indiqué la route et assuré qu’elle était sûre jusqu’à Angoulême. De là, ils n’auraient qu’à demander le chemin de Périgueux.

De plus en plus souvent, Nicolas Poulain se demandait s’ils étaient dans la bonne direction. Ils auraient dû tourner à un calvaire, leur avait-on dit, mais ils n’avaient pas vu de calvaire. Le chemin se mit à monter le long d’un petit bois et ils mirent leurs montures au trot pour ne pas les fatiguer. En arrivant au sommet de la butte, où se dressait un pigeonnier, ils découvrirent un détachement qui faisait reposer ses chevaux. Il y avait là une vingtaine d’hommes, tous casqués et cuirassés, pour la plupart revêtus de belles casaques rouges brodées et semées de croix blanches. Les drapeaux en taffetas de toutes les lances et enseignes des guidons portaient des croix de Lorraine : ils étaient tombés sur un détachement de catholiques qui partaient en guerre.

Le temps que Poulain ordonne à Olivier et à Lorenzino de faire demi-tour, un coup de mousquet avait atteint son cheval au poitrail. Il chuta et roula au sol.

Quand il se releva, les hommes d’armes étaient sur eux, épées et piques hautes.

Un jeune gentilhomme au visage avenant et aux yeux pétillants, écharpe rouge à croix blanches autour du cou, s’approcha de Nicolas, une épée à la main.

— Catholique ?

— Oui, monsieur, répondit Poulain, sans hésiter.

— Pas de chance, vous avez perdu ! grimaça le gentilhomme avec un sourire attristé.

Il se tourna vers un autre homme, d’une vingtaine d’années, qui approchait à son tour.

— On vient de capturer trois espions, monsieur le Comte. Je les fais pendre à ce chêne ?

— Attendez un peu, monsieur de Dangeau, vous êtes toujours trop pressé ! Il serait préférable qu’on les emmène à monseigneur. Il souhaitera certainement les interroger et nous pourrons toujours les pendre après.

— Comme vous voulez, monsieur le Comte, laissez-moi juste le temps de les faire garrotter.

Olivier et Venetianelli furent jetés au sol et deux soldats leur serrèrent une corde aux poignets. Un autre fit de même à Poulain.

On leur avait bien sûr ôté leurs armes et le nommé Dangeau s’était approprié leurs chevaux. Ils furent mis en laisse derrière trois chevaux montés par des soldats et la troupe se remit en marche.

Ils étaient trop éloignés l’un de l’autre pour pouvoir parler. Poulain avait perdu espoir. Qui étaient ces guisards à la croix de Lorraine pour traiter si mal des catholiques ? Par malheur, ils avaient dû tomber sur une compagnie franche qui conduisait une guerre privée. Il ne donnait pas cher de leur sort, après ce qu’ils avaient déjà vu. Pourtant, on leur avait assuré le matin qu’il n’y avait pas de danger… ils avaient dû se tromper de route. Mais tout cela n’avait plus guère d’importance. Les larmes aux yeux, il songea à sa femme et à ses enfants et se mit à prier pour eux. Il demanda aussi à Dieu une mort rapide, songeant en frissonnant aux fricassées d’oreilles et aux tortures que les guisards aimaient infliger.

Olivier avait tout autant peur bien qu’il fût persuadé qu’il avait affaire à des protestants déguisés. Pourtant ils n’étaient que des voyageurs. Pourquoi ne les avaient-ils pas seulement rançonnés ? Peut-être pourraient-ils plaider leur cause, espérait-il.

Quant à Il Magnifichino, il envisageait toutes sortes de plans pour s’échapper, sauf qu’il n’en voyait aucun de réalisable.

À la nuit, ils arrivèrent épuisés à une maison forte après des heures de marche. Ils passèrent un pont-levis et entrèrent dans une cour dans laquelle étaient rassemblés au moins trois cents arquebusiers. C’était bien un seigneur du pays qui préparait un mauvais coup contre un voisin, se dit Poulain. La plupart avaient des casaques à croix blanches et des écharpes rouges, signe de ralliement des catholiques, pourtant quelques-uns portaient en travers de leur corselet des écharpes blanches, signe des protestants. C’était incompréhensible.

En les bousculant, on les conduisit vers le logis principal où on les fit entrer dans une grande salle bruyante pleine de gentilshommes en armes. Le silence se fit peu à peu quand Dangeau et le comte, qui les précédaient, s’approchèrent d’un jeune homme à la barbe en broussaille.

Nicolas l’examina, espérant le reconnaître pour lui réclamer leur grâce, mais il ne l’avait jamais vu. L’inconnu était vêtu de blanc sous sa cuirasse de fer damasquinée et portait un chapeau blanc avec un panache de la même couleur qui lui tombait aux épaules.

— Quel gibier m’amènes-tu, François ? plaisanta-t-il avec un accent rocailleux.

— Des espions catholiques, monseigneur.

— Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, intervint Poulain, mais sachez que nous ne sommes pas des espions !

Le soldat qui tenait sa corde lui administra un soufflet avec une telle violence qu’il s’effondra. Il se releva, le visage en sang, pour envoyer un coup de tête dans le torse de son tortionnaire qui s’écroula à son tour.

— Assez ! fit le barbu en riant, tandis que plusieurs hommes d’armes maîtrisaient Poulain. Tudieu, François ! Tu m’as ramené un sanglier !

Olivier essayait de comprendre où ils étaient, qui étaient ce monseigneur et ce François. Qui étaient ces gens armés et cuirassés en guerre ? Ils préparaient quelque expédition et il devinait avec terreur qu’on ne les laisserait jamais partir, de crainte qu’ils ne donnent l’alerte.

— Qui êtes-vous ? demanda le barbu à Poulain quand celui-ci fut calmé.

— Je me nomme Nicolas Poulain, je suis lieutenant du prévôt d’Île-de-France.

— Un prévôt ? Ici ? Que faites-vous ? Vous poursuivez des brigands ?

Le ton n’était pas agressif.

— Non, monseigneur, répondit Poulain en reprenant le titre qu’avait utilisé le nommé François. J’accompagne mon ami qui se rend à Montauban.

D’un geste de la tête, il le désigna.

Le barbu s’approcha alors d’Olivier, qui remarqua que cet homme qu’on appelait monseigneur avait des vêtements particulièrement crasseux et les mains sales et calleuses. Qui plus est, il puait l’ail. C’était certainement un petit nobliau du Poitou qui n’était jamais sorti de sa campagne.

— Qui êtes-vous ? s’enquit le nobliau.

— Olivier Hauteville, monsieur, je suis bourgeois de Paris et avocat à la Chambre des comptes.

— Et lui ?

— Il Magnifichino, monseigneur ! Je suis comédien et leur ami, lança l’Italien avec emphase.

— Un comédien avec une épée ? ricana un petit homme d’une trentaine d’années, lui aussi en blanc.

— Je joue Scaramouche, monseigneur, répliqua Il Magnifichino en esquissant une révérence malgré ses liens. Avez-vous vu Scaramouche sans épée ?

L’assistance éclata de rire.

— Ils ne sont pas sur la route de Paris à Montauban, gronda le petit homme qui prit les rires pour lui. Ce sont des espions ! Nous perdons inutilement notre temps, pendons-les et finissons-en !

— Avez-vous fouillé leurs bagages ? demanda le barbu en blanc, sans relever la remarque.

— Pas encore, monseigneur, dit Dangeau. Je vais le faire.

— Allez-y !

Dangeau sortit.

— Vous n’êtes pas sur la route de Montauban comme vient de le dire fort justement mon cousin Henri.

— Nous avons dû nous égarer, monseigneur, expliqua Poulain. Nous venons de Poitiers et étions sur la route d’Angoulême.

— Vous avez un passeport ?

— Dans mon pourpoint, monseigneur.

Le comte prénommé François, qui était resté à côté de lui, le fouilla et sortit un portefeuille qui contenait un laissez-passer au nom de Nicolas Poulain, lieutenant du prévôt, ainsi qu’une lettre de commission nommant ledit Poulain prévôt de l’hôtel à la cour de la reine. Elle était signée Richelieu et contresignée Henri, roi de France.

— Prévôt de la cour de la reine ? s’enquit le barbu avec suspicion.

— Oui, monseigneur, j’ai obtenu mon congé pour accompagner mon ami.

— La reine vous a donné congé ?

— Non, monseigneur, je l’ai demandé à M. de Montpensier qui représente le roi.

Dangeau entra, l’air soucieux. Il tenait un petit livre à la main qu’il montra au barbu en blanc.

Celui-ci le prit et l’examina. C’était le nouveau testament traduit par M. de Bèze. Sur la page de garde était écrit Pour toi Olivier, mon époux devant Dieu.

— Vous êtes protestant ? demanda-t-il à Olivier.

— Catholique ou protestant, peu importe, monseigneur. Dieu m’a fait naître chrétien et cela doit suffire.

À ces mots, le sourire ironique s’effaça du visage du barbu. Il fit quelques pas, tandis qu’un lourd silence tombait dans la pièce. Poulain grimaça. Quelle idée avait eue Olivier de défier ces catholiques !

Le barbu revint vers Olivier, il paraissait troublé et lui tendit le livre de Bèze.

— Vous l’avez lu ?

— Oui, monseigneur. Je n’y ai rien trouvé que ma conscience puisse me reprocher, et je déplore que les Français s’entretuent pour l’eucharistie.

Olivier savait qu’il allait être pendu et il avait choisi de ne pas s’humilier devant ceux qui l’avaient capturé.

— Qu’alliez-vous faire à Montauban, place forte protestante ?

— Une affaire personnelle, monsieur.

À l’expression du barbu, Poulain vit que, une fois encore, ce n’était pas la réponse qu’il attendait. Il crut bon d’intervenir.

— Mon ami allait retrouver la femme qu’il aime, monseigneur.

Brusquement, le barbu sourit à nouveau. Il avait l’explication de la dédicace.

— Elle est protestante ? demanda-t-il presque amicalement à Nicolas Poulain.

— Oui, monseigneur.

— Et lui, catholique ?

— Oui, monseigneur.

— Ventre-saint-gris, des amoureux ! s’exclama le barbu, hilare.

Il s’adressa à celui qui les avait capturés.

— François, penses-tu qu’un catholique qui traverse la France en guerre pour retrouver une garce protestante, et qui lit M. de Bèze, puisse être un espion ?

— Peut-être pas, monseigneur ! plaisanta le nommé François dans un grand sourire.

— Et toi, Henri, crois-tu que ton père aurait fait de même avec ses maîtresses ?

Poulain remarqua alors que les gentilshommes dans la salle souriaient à présent. Leur affaire allait-elle s’arranger ?

— Peut-être, monseigneur, grimaça le nommé Henri. Mais mon vénéré père a tout de même commis quelques erreurs… Pourquoi l’accompagnez-vous ? demanda-t-il rudement à Poulain.

— Je suis son ami, monsieur.

— L’amitié ? ironisa le petit homme en blanc. Vous n’avez pas d’autre explication ?

Le barbu leva une main en se tournant vers l’assistance qui écoutait :

— Henri, tu sais ce que disait Cicéron : l’amitié ne peut exister que chez les hommes de bien, chez ceux qui font preuve de loyauté, d’intégrité et de générosité[68].

Il revint vers Olivier :

— Auriez-vous ces qualités, monsieur l’avocat ?

— Je… Je ne sais pas, monsieur… Je ne peux expliquer notre amitié, sauf peut-être par Ces mots d’un homme que j’admire : Parce que c’est lui, et parce que c’est moi, bredouilla Olivier.

Le barbu changea de visage. Devenu brusquement sérieux, il s’approcha si près d’Olivier que celui-ci sentit à nouveau son haleine empuantie.

— Vous connaissez M. de Montaigne ? demanda-t-il avec méfiance.

Olivier regretta d’avoir ainsi parlé et balbutia :

— Je l’ai rencontré… monseigneur.

— Quand ?

— À Paris, en avril, et il y a quelques jours, à Loches.

— À quelle occasion ?

— À Paris, il m’apportait une lettre, et à Loches, il m’en a écrite une.

Le barbu lui mit le livre sous le visage.

— Il apportait une lettre d’elle ?

— Oui, monseigneur.

— Et celle qu’il a écrite, que contenait-elle ?

— Je l’ai sur moi. Il demande à M. de Mornay de nous laisser entrer dans Montauban.

Le barbu se tourna vers celui qui les avait capturés.

— François, enferme-les dans la cave où ils passeront la nuit. Demain, nous aurons pris le château et vous pourrez les délivrer. Vous leur rendrez leurs chevaux et leurs bagages, vous leur donnerez quelques provisions, et vous leur indiquerez la direction de Montauban, puisqu’ils sont incapables de la trouver seuls ! Qu’il ne leur arrive rien.

Qu’avait dit Olivier, se demanda Poulain, pour que cet homme les traite ainsi ? Connaissait-il M. de Montaigne ?

On les conduisit cette fois avec ménagements dans un cellier souterrain où on les détacha, mais on les laissa dans le noir sans eau ni nourriture. Olivier et Nicolas parlèrent un moment dans l’obscurité. Qui était ce monseigneur ? Ce François ? Cet Henri ? Et ce parti de catholiques qui tolérait les protestants ? Et pourquoi ne les avait-on pas pendus ?

Il Magnifichino leur répliqua qu’ils se posaient des questions inutiles :

— Nous sommes vivants, et nous serons libres demain. Ce sera sans doute une autre rude journée, aussi dormons maintenant !

Il avait raison et ils s’étendirent sur le sol glacial. Malgré leur manteau qu’on leur avait laissé, ils grelottèrent toute la nuit. Enfin, l’aube apparut par une minuscule lucarne. Tout était silencieux au-dehors. Ils avaient faim et soif. La matinée s’écoula lentement. Poulain essaya vainement de briser la porte et Il Magnifichino de grimper jusqu’à la lucarne. Au fil des heures, ils virent avec inquiétude le soleil décliner. Les avait-on oubliés ? Poulain songea que si ces gens avaient attaqué une place forte, ils avaient peut-être été écrasés et personne ne viendrait les délivrer. Ils allaient mourir ici, de faim, de froid et de soif.

Le désespoir les avait envahis quand retentit un martèlement de sabots. C’était un peloton de cavaliers qui entrait dans la cour. Il y eut des ordres donnés, des bruits de bottes et de ferraille, et finalement un verrou fut tiré. Dangeau entra, souriant, la cuirasse de fer qui lui barrait la poitrine était maintenant barrée d’une écharpe blanche.

— Vous êtes libres, messieurs ! Vos chevaux vous attendent. Monseigneur vous en a offert un pour remplacer celui qui a été abattu. Vos bagages y sont attachés, vos gourdes remplies, et j’ai ajouté quelques provisions et un peu d’avoine. Je suis désolé pour mon retard, mais notre affaire a été plus rude que prévue. L’important est que la place soit à nous.

Ils sortirent, épuisés, chancelants et transis. Dans la cour, Dangeau ajouta :

— Voici aussi un laissez-passer, vous en aurez besoin à Montauban.

Olivier remarqua alors quelque chose d’étrange. Il n’y avait plus de casaques à croix blanches et d’écharpes rouges. Tous les gentilshommes portaient des écharpes blanches.

— Un laissez-passer ? De qui ?

— Du roi, bien sûr ! s’étonna Dangeau.

— Du roi ?

— Du roi de Navarre ! Monseigneur Henri de Bourbon !

— Vous… vous voulez dire… que monseigneur… bégaya Olivier.

— Était le roi de Navarre ? Bien sûr ! Vous ne l’aviez pas reconnu ? En tout cas, vous l’avez convaincu. Vous devez être un bon avocat !

Olivier se souvint soudain de ce que lui avait dit Cassandre en parlant de Navarre : Ce roi, ce sera un jour le tien ! D’un seul coup, son cœur s’emplit d’allégresse. Ce gentilhomme si affable, si bienveillant, était le roi de Navarre ! Il fut dès lors certain qu’il aimerait ce roi-là !

— Monsieur de Dangeau, je vous remercie de ne pas nous avoir pendus ! dit alors Poulain avec un sourire fatigué.

— Je l’aurais regretté, monsieur, ironisa Dangeau en s’inclinant.

— Dites-moi encore : qui étaient ces deux gentilshommes, François et Henri ? demanda Olivier.

— Vous l’ignorez aussi ? s’enquit Dangeau avec une expression ahurie. François est monseigneur le comte de La Rochefoucauld, colonel général de nos armées, et Henri est monseigneur de Bourbon, prince de Condé.

Devant l’air effaré de ses anciens prisonniers, il ajouta dans un rire :

— Moi-même, je suis Louis de Courcillon, seigneur de Dangeau[69]. J’habite à Chartres et j’espère que, la guerre finie, vous viendrez me voir !

— Nous le ferons, monsieur de Dangeau, nous le ferons ! assura Poulain tout ému, en montant en selle.

— J’espère tout de même que la guerre ne finira pas trop vite, précisa Dangeau, car comme le dit M. de Bourdeille[70], qu’est-ce qu’un gentilhomme sans guerre, sinon un nourrisson sans nourrice ou une cheminée sans feu ?

Olivier resta silencieux, n’approuvant guère les plaisirs des gentilshommes, tandis que Nicolas demandait :

— Une dernière chose, monsieur de Dangeau, pourquoi portiez-vous des couleurs catholiques ?

— Nous autres, protestants, sommes faibles et peu nombreux, alors nous suppléons nos insuffisances par la ruse, sourit Dangeau. Les catholiques affichent avec stupidité leurs convictions, nous profitons simplement de leur bêtise !

» Suivez ce chemin, monsieur Poulain, voici une carte pour vous conduire à Angoulême. Que Dieu soit à vos côtés !

Bien qu’affamés, ils préférèrent faire un long morceau de chemin afin de se trouver suffisamment loin de la troupe protestante avant d’effectuer une halte. Ayant rejoint un grand chemin, ils gardèrent le trot jusqu’à apercevoir une ferme brûlée. Le jour tombant vite, ils résolurent de passer la nuit dans les ruines. Le cellier voûté étant encore solide, ils s’y installèrent avec leurs montures. Olivier rassembla du bois, Venetianelli donna du fourrage à leurs bêtes, tandis que Poulain installait le campement et élevait un muret de pierres pour les protéger, en cas de mauvaise surprise.

Ce n’est qu’après avoir allumé le feu et s’être partagé un jambon et deux flacons de vin qu’ils parlèrent de ce qu’ils avaient vécu.

— Je comprends mieux pourquoi M. de Navarre garde tant de partisans, même dans l’adversité, dit Olivier. Quelle différence, dans son comportement, avec M. de Guise !

— Mais tous les protestants ne sont pas comme lui, nuança Poulain. N’oublie pas que le prince de Condé voulait nous pendre.

— Je crois n’avoir jamais senti de si près la corde, plaisanta Il Magnifichino, en passant un doigt autour de son col, comme pour desserrer une étreinte invisible.

Ils arrivèrent à Angoulême sans encombre et prirent la route de Périgueux. S’ils avaient vu la misère et la famine en Poitou, ils découvrirent à partir de là une détresse qu’ils n’imaginaient pas. Dans des villages ravagés par les bandes armées, les paysans faisaient du pain avec des glands, des racines, des fougères, et même de l’écorce de pin mêlée à de la tuile broyée avec du son.

La peste était partout. Les loups dévoraient les enfants et les cadavres. On leur parla même d’hommes malades qui creusaient leur propre tombe avant de s’y coucher pour mourir, tant ils avaient peur qu’on laisse leur corps à l’abandon et qu’il ne soit pas enseveli.

Jamais les paroles de cette triste chanson n’avaient été aussi vraies :

Le Soldat ravage tout,

Le Diable enfin emportera tout.

Ils croisèrent avec appréhension une troupe de soldats en casaques bleues ornées de croix blanches. Poulain leur dit qu’ils étaient des gentilshommes rejoignant l’armée de Mayenne et on les laissa passer, après qu’il eut montré le sauf-conduit de M. de Mayneville.

Soulagés de ne pas avoir eu d’ennuis, ils s’arrêtèrent au village suivant. Mais comme ils entraient dans une hôtellerie, n’ayant eu aucune difficulté pour passer la porte fortifiée, ils furent soudain environnés et assaillis de paysans brandissant fourches et faux. Désarmés et cruellement frappés, ils furent garrottés de cordes et celui qui commandait la bande décida de les noyer dans la rivière.

— Nous n’avons rien fait ! criait Poulain en se débattant comme il le pouvait. Laissez-nous !

Alors qu’on les entraînait difficilement, car Olivier donnait de violents coups de pied et Venetianelli des coups de tête, deux bourgeois du bourg, en habit noir et chapeau sans passementerie ni bijoux, arrivèrent en courant.

— Qu’ont fait ces hommes ? cria l’un d’eux.

— Ils font partie de ceux qui ont attaqué la ferme des Cussac.

— Faux ! démentit Olivier. On arrive de Poitiers et on va à Montauban !

— Ce sont eux, monsieur Peyrat ! protesta le chef des paysans. On les a vus parler aux soldats en casaques bleues ! Ceux qui ont tout pillé là-haut, qui ont massacré les hommes et forcé les femmes. Ils ont pris le pasteur, ils lui ont brûlé de la poudre dans les oreilles, lui ont tailladé les jambes et ont versé du vinaigre et du sel sur ses chairs avant de le pendre. On va leur faire pareil avant de les noyer !

En parlant ainsi, les larmes lui coulaient sur les joues.

— Vous avez des passeports ? demanda celui qu’on avait appelé Peyrat.

— Bien sûr, monsieur !

Poulain avait deviné qu’ils avaient affaire à des protestants.

— Nous avons même un passeport de monseigneur le roi de Navarre.

Mots magiques !

On les délia, et Poulain montra le précieux document.

— Pourquoi les soldats vous ont-ils laissés passer ? demanda, toujours suspicieux, le paysan qui voulait les torturer et les jeter dans la rivière.

— Je suis prévôt d’Île-de-France. J’ai un passeport. Leur capitaine a jugé que je n’étais pas un ennemi de sa cause. Nous nous rendons à Montauban pour une importante affaire privée.

— Accompagnez-moi ! décida M. Peyrat.

— Nos chevaux et nos bagages sont à l’hôtellerie, monsieur, je ne voudrais pas qu’on les pille.

— Ils ne risquent rien, ils sont sous ma protection, dit-il d’une voix calme. Il n’y a ici que des honnêtes gens.

L’homme était un marchand, leur expliqua-t-il. Il achetait du drap, vendait du miel et toutes sortes de condiments. Il les invita à dîner avec son ami, marchand lui aussi, et leur demanda de lui parler du roi de Navarre qu’il avait vu une fois à un synode protestant. Poulain lui dit la vérité, comment ils avaient été capturés, et comment Henri de Bourbon les avait graciés.

— Ça ne m’étonne pas, dit le second bourgeois avec un doux sourire. Monseigneur est un esprit tolérant et pénétrant. Il a vu que vous étiez des hommes justes.

— C’est sa familiarité qui m’a frappé, intervint Olivier. Si rare pour un prince de sang.

— Je le sais. On dit de lui qu’il aime à se faire petit avec les petits. Lorsque je l’ai rencontré, chacun pouvait l’approcher. Il frappait sur l’épaule de l’un, demandait à l’autre des nouvelles de sa femme et de ses enfants, serrait la main à celui-ci, faisait un salut à celui-là, adressait quelques paroles honnêtes à tous, et à ceux qui s’étonnaient de sa bonhomie, il répondait : « Entre Gascons, nous ne tirons jamais à la courte paille. Personne ne calcule avec moi, et je ne calcule avec personne. Nous vivons à la bonne franquette, et l’amitié se mêle à toutes nos actions[71]. »

Le bourgeois poursuivit avec ferveur :

— Navarre mène une rude vie pour la cause de notre religion. On dit qu’il n’a ni le temps de dormir ni celui de manger. Quand il dort, il le fait vêtu et à même le sol. Quand il mange, c’est à n’importe quelle heure, et n’importe quoi ! C’est pour cela que nous l’aimons. Il sera notre roi… Il sera un bon roi.

Ils repartirent, mais le surlendemain ils tombèrent sur une autre troupe qui leur barra le chemin. Une vingtaine d’hommes barbus, aux habits bariolés de vives couleurs avec des découpures aux manches, aux trousses et aux jarretières, et des rubans sales noués autour des bras et des jambes. Leurs trousses étaient de deux couleurs, en tissu spiralé et bouffant. Certains avaient des corselets d’acier, d’autres des cuirasses à tassettes. Certains portaient des chapeaux larges avec une masse de plumes, et d’autres des cervelières protégeant la nuque.

C’étaient des lansquenets, des mercenaires germaniques, venus au secours des calvinistes français et qu’on avait dû oublier de payer. Poulain savait que s’ils portaient des vêtements si larges et si découpés, c’était pour ne pas être gênés dans leurs mouvements durant les batailles.

Celui qui paraissait commander, et qui portait un manteau rouge, s’avança à pied, sa zweilhander – une épée à deux mains – attachée dans le dos. C’était un colosse blond et hirsute, à la bouche d’ogre, aux lèvres lippues surmontées d’une épaisse moustache, à la longue barbe blonde tressée et nouée avec des rubans rouges et surtout aux épais sourcils qui faisaient ressortir ses traits burinés. D’une main noueuse, il tendait sa cervelière aux voyageurs :

— Messeigneurs, leur dit-il avec un accent guttural, vous devez payer votre passage en crachant à mon bassinet[72].

— Combien ? demanda Olivier, terrorisé par cette troupe à l’allure de sauvages.

— Ce que vous voulez, mais comme vous êtes trois, si c’est moins de trois écus, je vous montrerai, avec ma zweilhander, de quelle couleur est votre cervelle, plaisanta le lansquenet.

— Pour ma part, la couleur de ma cervelle m’importe peu, messire ! ironisa Venetianelli.

— Évidemment, vous pouvez préférer être pendus ! s’esclaffa l’Allemand qui visiblement aimait plaisanter.

Ses compagnons les entouraient, tous de joyeuse humeur. Certains tenaient des piques garnies d’une queue de renard, d’autres des hallebardes, d’autres encore portaient leur zweilhander suspendue au travers de leur dos au moyen d’une courroie. Tous avaient, dans un fourreau pendu sur l’estomac, une courte et large épée à double tranchant qu’ils surnommaient la mutileuse.

Déjà Nicolas Poulain avait sorti sa bourse et compté trois ducats d’or à quatre livres dix sous.

L’autre les compta puis leva un sourcil, mélange d’étonnement et de satisfaction.

— Merci, messeigneurs, nous sommes désolés d’être des voleurs, mais il nous faut bien vivre. Et comme vous avez été généreux, nous vous invitons à dîner. Notre camp est par là !

L’invitation ne pouvait être refusée et, de mauvais gré, ils les suivirent dans une clairière proche. Il y avait là des chariots, des femmes et des enfants. Même en campagne, les lansquenets avaient coutume d’être accompagnés de leur famille.

Un mouton grillait sur un feu et l’odeur était fort appétissante. Nos amis décidèrent de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Le chef, qui se nommait Heinz, les présenta à son épouse, une grosse femme à la poitrine plantureuse entourée d’une marmaille innombrable, et leur proposa des sièges pliants.

— D’où venez-vous ? demanda Venetianelli.

— Du Palatinat. Nous avons été recrutés par un condottiere pour une compagnie de quatre cents hommes. Notre fahnlein[73] est en France depuis cinq ans, mais vous voyez là tout ce qu’il en reste. Condé ne nous a pas payés, alors chacun est parti de son côté. J’étais le prévôt et ceux-là viennent tous de mon village. Nous nous connaissons tous et sommes tous égaux. Pas de doppelsoldner[74] chez nous, car nous sommes des vétérans. Pour vivre, nous avons d’abord pillé les églises et les monastères, et emporté les vases sacrés et les reliquaires pour les fondre, poursuivit-il, tandis que sa femme distribuait des galettes de son avec un morceau de mouton dessus, mais on a tout perdu lors d’un affrontement avec des catholiques. Nous ne sommes plus que quelques-uns, démunis de tout, ajouta-t-il tristement en montrant ses gens, d’un vaste geste de la main.

» Nous formons désormais une compagnie franche. Comme nous ne sommes plus assez nombreux pour prendre châteaux ou villages fortifiés, on s’est installés ici pour détrousser les voyageurs. Dès que nous aurons suffisamment, nous rentrerons chez nous, sauf si on trouve un engagement.

Poulain expliqua qu’ils allaient à Montauban, et que s’ils rencontraient des chefs protestants, il parlerait d’eux.

Ils se quittèrent, presque bons amis.

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